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///Traversant les yeux fermés tous les espaces connus, je me rends compte que souvent, les gens assemblés dans l'histoire et ceux assemblés dans le travail se sont attachés à un sol, se sont attachés les pieds à un sol, se sont avant tout attachés à se construire un sol afin de pouvoir y poser les pieds, afin de pouvoir.

Un sol sur la terre mouvante, un sol dans la vie mouvante.

Trois corps tombent du haut d'un immeuble de neuf étages. Ils ne tombent pas à la même vitesse, mais demeurent proches les uns des autres, car ils se tiennent la main.

On veut retenir, on veut se retenir. Retenir le corps qui sinon s'enfoncerait jusque par-dessus tête dans la terre molle, dans l'eau molle, dans le ventre du dessous, du sable plein la bouche, de la boue bouchant les orifices.

On veut retenir, on veut se retenir. Retenir ce qui passe derrière les yeux devant les yeux, le courant qui de nœud en nœud se porte et se perd à la fin dans l'action. Retenir quelque chose de ce qui passe sur le corps de ce qui passe dedans, des charges et fluides.

Trois corps tombent du haut d'un immeuble de neuf étages. Ils ne tombent pas à la même vitesse, mais demeurent proches les uns des autres, car ils se tiennent la main.

Il faut, il faut tellement, il faut se construire un sol, un sol où l'on ne tombe qu'un peu, où tout est fait pour ne pas tomber trop longtemps, pour ne pas se poser la question du rien qu'il y au dessous, sous l’affolement, sous le temps, sous ici.

J'ai longtemps cherché le sol, j'ai longtemps tâtonné dans l'espoir d'un jour poser ma main, ma langue, mes yeux, mon front, ma gueule sur quelque chose de dur, certain, rassurant. Lisse granuleux froid pentu plat brûlant, tout m'aurait convenu, mais je le voulais dur, dur, certain, dur et certain, un sol, un vrai sol, où ne plus tomber, où parfois seulement ramasser les bouts épars de ma figure, si faciles à retrouver dès lors qu'un sol les recevrait.

Trois corps tombent du haut d'un immeuble de neuf étages. Ils ne tombent pas à la même vitesse, mais demeurent proches les uns des autres, car ils se tiennent la main.

Sol, sol, arrime, visse, refuse tout mélange, agglomère seulement à sa surface ce qui veut bien s'y coller. Ces grains de poussières, chewing-gum, glaires et mégots, crottes et morceaux de peau de tissus, il ne les absorbe pas, mais consent dans le temps long à s'en faire une nouvelle couche, un nouveau sédiment. Solide, indiscernable.

Sol, routes toujours à refaire, dalles et trottoirs noirs et durs, tapis de ciment, tapis de goudron coulé. Voilà pourquoi l'industrie.

Sol, dalles coulées sur le temps, minutes trempées dans l'acier. Voilà pourquoi le travail, l'amour de n'importe quel travail, pourvu qu'il bétonne le temps.

Il faut contracter, toujours contracter, engagements muscles tâches vit responsabilités. Et l'on aura peut-être, alors, parfois, de quoi marcher, mais.

Mais ça n'insiste jamais assez. On est jamais à l'abri d'une dérobade. On ne peut jamais filer droit avec la certitude que jamais. Que jamais le sol ne se dérobera sous les pieds. Jamais.

Trois corps tombent du haut d'un immeuble de neuf étages. Ils ne tombent pas à la même vitesse, mais demeurent proches les uns des autres, car ils se tiennent la main.

Le sol n'insiste pas assez, ça tremble, quand ça tremble déjà on se met à hurler, à construire des cordons de cris par tous les tubes. Mais trembler, ça n'est rien qu'une petite hésitation du sol, qui se remet bientôt à insister. Une peccadille, un phénomène.

On est pas à l'abri d'une dérobade. Je le sens fondre quelque part au dessous. Je le sens qui fond dans le profond. Je sens le fond qui s’effondre. Dedans. Dedans, le fond s’effondre. Bientôt, à la surface, le sol ne pourra plus garder ses apparences rassurantes. On ne pourra plus marcher. Je le sens. Je sens le fond s’effondrer dedans, sous le sol, ça fond. Je le sens.

Trois corps tombent du haut d'un immeuble de neuf étages. Ils ne tombent pas à la même vitesse, mais demeurent proches les uns des autres, car ils se tiennent la main.

J'ai cherché un sol. Du temps solide. Un corps sur qui compter. Partout j'ai cherché l'insistance d'un sol. A chaque fois, impossible de ne pas le sentir fondre, d'y croire assez pour ne pas le sentir fondre et s’effondrer, de ne pas recommencer à tomber. Ça ne dépend pas de moi. Ça n'a jamais été dans ma tête. Le sol est sous les pieds, sous les pieds. C'est là du moins qu'il serait, s'il s'en trouvait un quelque part. Mais que n'importe qui cherche bien, tâtonne sans se raconter d'histoires. Et il verra. Rien sur quoi.

Trois corps tombent du haut d'un immeuble de neuf étages. Ils ne tombent pas à la même vitesse, mais demeurent proches les uns des autres, car ils se tiennent la main.

J'ai pris mes deux filles par les mains. Je leur ai dit de ne pas s'inquiéter, que papa cherchait le sol. Je leur ai raconté l'histoire de ceux qui croyaient marcher sur le sol, tandis que leurs pieds s'agitaient dans un trou sans fond. Elles ont fini par me dire, papa, c'est effrayant. On ne veut pas marcher sur un trou. Moi non plus. Je leur ai dit : alors, il ne reste plus qu'une façon de savoir s'il y a quelque part un sol où ne pas tomber trop longtemps.

Trois corps tombent du haut d'un immeuble de neuf étages. Ils ne tombent pas à la même vitesse, mais demeurent proches les uns des autres, car ils se tiennent la main.
Trois corps tombent du haut d'un immeuble de neuf étages. Ils ne tombent pas à la même vitesse, mais demeurent proches les uns des autres, car ils se tiennent la main.
Trois corps tombent du haut d'un immeuble de neuf étages. Ils ne tombent pas à la même vitesse, mais demeurent proches les uns des autres, car ils se tiennent la main.